« … pendant que le Mexicain égrenait dans un anglais parfois incompréhensible une histoire que j’avais du mal à comprendre, une histoire de poètes perdus et d’œuvres sur l’existence desquelles personne ne savait un traître mot, au milieu d’un paysage qui était peut-être celui de la Californie ou de l’Arizona ou d’une autre région mexicaine limitrophe de ces Etats, une région imaginaire ou réelle, mais décolorée par le soleil et à une époque ancienne, oubliée ou qui du moins ici à Paris, dans les années soixante-dix, n’avait plus la moindre importance. Une histoire dans les extra-muros de la civilisation, lui ai-je dit. Il a dit oui, apparemment, oui, oui, oui. »
Roberto Bolaño se complaît dans les marges de la civilisation et mène l’enquête, à travers une foultitude de personnages, sur une obscure école poétique mexicaine taxée de viscréaliste. Enquête double, à vrai dire. Celle que mène les deux héros maudits de cette saga d’un genre, Arturo et Ulises, à la quête des racines de cette école dont ils sont devenus dans les années 1970 les fers de lance, sur les traces de la mère de tous les poètes, cette Césarea perdue au milieu du désert de Solana – quête qui embrasse le roman de part en part. Entre, la seconde enquête, confiée à d’autres invisibles détectives sauvages, sur les traces maintenant des deux poètes fugitifs, contraints à un exil forcé après une sombre histoire de meurtre à laquelle les a menés cette recherche obstinée des origines. Une errance longue, lointaine, illogique à bien des égards, à suivre au hasard des amours, des espoirs, des errances et de la quête du sens qui échappe pas après pas, page après page.
La prose laborieuse, accrochée viscéralement au réel, de Bolaño se colle frénétiquement aux multiples personnages qui viennent dire leurs souvenirs des deux héros croisés un temps sur le chemin de leurs errances respectives, le plus souvent séparés l’un de l’autre. Israël, Espagne, France, Mexique, USA, Libéria, Autriche et d’autres encore, dans un tourbillon insensé que l’auteur s’efforce de démêler et d’enrober par un style oral, hésitant, ému qui dépeint par le jeu subtil des portraits croisés la complexité irréductible et la profonde humanité de ces deux personnages, derniers rejetons d’une branche cassée, d’une poésie oubliée de tous, comme anachronique (cette scène splendide du duel à l’épée entre Belano et la critique potentielle), témoin d’une noblesse de cœur et d’esprit que le monde, la société semblent vouloir à tout prix corrompre, réduire à l’existence ordinaire (comme bien des viscéralistes au fil des années) ou neutraliser dans la folie ou la marge (le vieux Quim interné, la fuite de Césarea).
De Césarea, justement, il reste quelques poèmes, énigmatiques, comme l’est l’existence. L’un dépeint la route cabossée, sinueuse, voire renversante de l’être au cours de la vie. Ou l’habile mise en abîme de la destinée de ces personnages qui se refusent à abandonner l’idéal pour le prosaïque, prêt pour cela à s’accrocher viscéralement à ce qui est leur vérité, leur réalité. Une certaine idée de la vie, l’amour comme inexorable (Ulises et Israël), la poésie comme philosophie, et le monde comme décor. Au terme du voyage, il y a l’espoir de la liberté : cette fenêtre percée de toute part, prête à tomber, bien sûr ; et ce dernier affront fait à la vie, dans un Libéria dont le nom masque mal la mort en embuscade.
Si ces poètes ont peut-être échoué, un autre, soyons-en sûr, a réussi. Et de quelle manière.